jeudi 20 novembre 2008

Récurons nos baignoires, c’est bientôt l’Aïd el-Kebir !


Dans quelques semaines, c’est la fête ! On va prendre des tas de moutons et les égorger dans des tas de baignoires. Des moutons bien mignons et bien tendres. Nous, avec nos longues barbes de terroristes afghans et nos grandes couteaux, on va se jeter sur eux pour leur trancher la carotide. Ça va saigner ! Pas de pitié ! Arrêtes de me regarder avec cet air d’agneau apeuré, je vais te couper la gorge, oui, je vais te couper la gorge. Et après je vais te griller et te manger et ça va puer dans l’escalier.

C’est un peu comme ça que nous imagine le commun des mortels, ici-bas, en France. Des monstres arriérés qui polluent la « modernité » de leurs rites barbares.

A leurs yeux, en effet, égorger un mouton soi-même, c’est :
a) faire œuvre de bourreau,
b) être un cannibale,
c) transgresser les règles de la modernité.

Quoi qu’elle soit fière de son humanisme, la société contemporaine (occidentale) préfère les rapports impersonnels, médiés par la machine et les logiques sociales abstraites. Ainsi, le Commandement « Tu ne tueras point », qui a toujours été une équation particulièrement difficile à résoudre pour tout être humain normalement constitué, a désormais, trouvé sa solution : en dehors de quelques a-sociaux, l’individu ne tue plus. Ou, du moins, lorsqu’il tue, il n’est plus coupable puisqu’il n’a pas de contacts directs avec sa victime et qu’il délègue à d’autres, à des institutions plus précisément, la charge de tuer pour lui. Conférer à l’Etat le monopole de la violence, c’est tout simplement dire ceci : seule une entité abstraite comme l’Etat a le droit de tuer et quand l’Etat tue, même si j’en tire un grand profit, je ne suis pas coupable. Quand l’Etat tue un individu et un seul, c’est encore mal vu. Pour que ce soit bien vu, il faut qu’il en tue beaucoup en une seule fois et au moyen d’une technologie hypersophistiquée. Il faut aussi que les victimes demeurent invisibles. Les morts entassés les uns sur les autres, c’est moche. Ça fait sale. Ça rappelle de mauvais souvenirs. Le souvenir justement de celui qui, le premier, a inauguré la modernité meurtrière, tuant beaucoup (6 millions) d’êtres humains, de manière industrielle et en prenant soin de faire disparaître toute trace de ses victimes. Hiroshima, c’était pas mal non plus dans le genre. Mais y a eu trop de photos. La plus belle performance, c’est la guerre contre l’Irak. Pas encore au point mais quand même bien réussie. Sans oublier cette délicate touche de barbarie pour souligner le contraste : la pendaison de Saddam Hussein. Officiellement par des Arabes, bien sûr. Une petite pointe d’exotisme est toujours la bienvenue dans une œuvre d’art contemporaine.

Mais je m’éloigne et le petit mouton doit s’impatienter dans sa baignoire. Je poursuis néanmoins dans le même sens en espérant retomber sur mes pâtes. Mon hypothèse est que ce qui les a tellement énervé dans les attentats du 11 septembre, c’est ceci :
a) ce n’est pas un Etat qui a tué 3000 personnes d’un seul coup et avec des moyens vraiment modernes,
b) l’opération a été menée par un Arabe (je me demande quelles auraient été les réactions si les terroristes étaient suédois),
c) quand on appréhende l’ensemble des dimensions de cet attentat, il apparaît comme un mélange parfaitement harmonieux de meurtres à l’ancienne et d’« opérations létales » à la mode de maintenant,
d) enchâssement réussi de « temporalités discordantes », pour parler comme Daniel Bensaïd, les attentats du 11 septembre sont une petite merveille, un concentré de contemporain dans du non-contemporain et vice versa. En s’effondrant sur ses occupants et quelques pompiers, les tours jumelles ont révélé la part de barbarie dans la modernité ou, plus exactement, les attentats ont dit la modernité en tant que barbarie.

En résumé, les attentats du 11 septembre ont craché la vérité du monde où nous vivons. Ben Laden a appris le secret des Blancs et il les a trahi. Ça leur a déplu. De même, le mouton trahit le secret de la baignoire. Ou, plus exactement, le mouton dans la baignoire révèle le secret de la baignoire. Et les Blancs n’aiment pas ça.

Je m’explique. Tout d’abord, il n’est pas vrai que le mouton n’a rien à voir avec l’être humain. On pourrait penser, en effet, que les remarques précédentes ne concernent que les rapports entre êtres humains. Cependant, si le dieu d’Abraham a accepté de remplacer l’enfant par le mouton, c’est peut-être après tout que, pour lui, le sacrifice du mouton a autant de valeur que le sacrifice d’un enfant et donc le mouton que l’enfant. Je n’insisterais pas sur cette hypothèse ; je ne suis pas théologien. Je suis convaincu, par contre, qu’à partir du moment où le mouton entre dans la baignoire, il devient un être humain. La baignoire, récipient consacré à la toilette de l’humain, humanise le mouton dès lors que celui-ci y prend place, volontairement ou non.

Ou plutôt, il y a deux temps. Le temps de l’animal et le temps de l’animal humanisé. Dans un premier temps, le mouton est bien un animal. Il est certes un animal domestique mais on ne peut le comparer au petit caniche court sur pattes et laid de la vieille dame. Celui-ci en est une sorte d’excroissance vitale comme le sac ou le couffin à provisions. Le mouton, lui, vit dans les prés et, à ce titre, il reste un animal ; il fait partie de la nature qui n’a rien à faire dans un appartement. Inviter un animal chez soi, qui plus est pour lui trancher la gorge, apparaît ainsi comme le comble de l’incivilité urbaine. Dans un second temps, le mouton est humanisé. Dès lors qu’on lui prête ponctuellement sa baignoire, le lieu de la toilette qui purifie le corps, le lieu de son intimité, l’endroit où l’on est en principe tout nu, on instaure de fait avec la bête un rapport personnel qui l’humanise. Quand, par la suite, on en fait la victime d’un sacrifice rituel absurde, non seulement on a commis un meurtre à domicile mais surtout on a violé les lois sacrées de l’hospitalité et ça, c’est tout à fait choquant.

Mais là n’est pas l’essentiel. Aujourd’hui, le mouton, tel que le connaisse les populations urbaines, n’est pas un mouton ; il n’est pas même un animal. Le mouton moderne est seulement un rapport social. Il s’incarne dans une marchandise où seule une imagination tordue peut reconnaître une bestiole qui bêle et mange de l’herbe. Cette marchandise, on ne la connaît plus que sous la forme de petits plats en polystyrène avec un truc rose dedans et un film de plastique dessus. Si un malin s’amusait à recoller ces trucs roses pour reconstituer le mouton d’origine comme on recompose un puzzle, tout le monde pousserait de grands cris d’horreur. En effet, voir avec ses yeux la bête que l’on va manger avant qu’elle n’ait franchi allégrement un ou deux cycles du Capital, nous renvoie immédiatement au cannibalisme, c’est-à-dire précisément à la dégustation d’êtres humains. En d’autres termes, la production industrielle de viande ovine a ceci de paradoxal qu’elle humanise le mouton tant qu’il est encore entier. Mais, quand elle le découpe en tranche et le met sous vide, il devient incognito comme une star avec ses lunettes noires. On ne le reconnaît plus, il est dépersonnalisé, invisible, anonyme. Comme les millions de victimes des guerres modernes, il a été tué par un être anonyme et impersonnel, moment d’un rapport social sans queue ni tête. Le bourreau social est purifié du crime et le petit enfant qui se lèche les babines après avoir avalé son steak n’est pas non plus coupable. La morale ou, plutôt, la modernité est sauve.

Le musulman qui tue son mouton dans une baignoire, lui est coupable. Il a tout faux :
a) il tue lui-même son mouton,
b) il le tue dans une baignoire,
c) il a un rapport personnel, immédiat, avec sa victime,
d) il la mange,
e) et, s’il fait tout cela, ce n’est pas en fonction de motivations rationnelles (se nourrir, par exemple) mais parce que son soi-disant dieu le lui aurait ordonné.

Tout dans l’affaire prouve d’ailleurs le crime prémédité. Et comme des millions de musulmans tuent des millions de moutons, on peut dire qu’ils sont coupables de génocide. Un génocide motivé par la foi, pratiquée selon des méthodes archaïques, en dehors de toute Raison d’Etat, s’achevant, en outre, par l’absorption des victimes, dans une cérémonie collective irrationnelle, c’est de la barbarie à l’état pur qui déshumanise ceux qui y participent. Ainsi, alors que le mouton est humanisé, le musulman est déshumanisé. En fait, en tant que criminel, il reste un être humain ; en tant que barbare, il est un être humain d’avant la Modernité ; il n’est donc plus tout à fait un être humain ; il a juste suffisamment d’humanité pour qu’on le condamne. En fait, c’est encore plus compliqué que cela ; car, égorger un mouton est ce qu’il y a de plus humain, que ce soit dans une baignoire ou ailleurs. Ce que nous reproche, en vérité, la bonne conscience occidentale, en dénonçant notre inhumanité, c’est bien plutôt d’être trop humain et de leur renvoyer à la face leur propre déshumanisation, produite par cette modernité dont ils tirent tout leur orgueil.

En écrivant ces lignes, m’est revenu en mémoire un entretien donné au Monde par le philosophe Luc Ferry. C’était il y a trois ou quatre ans. Se référant à un de ses amis, « juriste tunisien » (maudit soit-il !), l’ancien ministre expliquait – si je me souviens bien – que la cause profonde de la sauvagerie des terroristes islamistes, qui égorgent sans scrupule tout ce qui leur tombe sous la main, hommes, femmes, vieillards, enfants, pouvait être trouvée dans la tradition de l’Aïd el-Kebir. Habitué dès son plus jeune âge à assister à la mise à mort sanglante des moutons, le musulman aurait un rapport très particulier à la violence, à la mort et au sang qui gicle de partout. Pour peu que le démon de la foi s’empare de lui, il ne voit par conséquent aucune difficulté à couper en tranches son voisin de palier pour s’assurer une suite de luxe au paradis des Houris. Mais passons…

Coupable de crime avec préméditation, le musulman a, en outre, des circonstances aggravantes. En effet, en trucidant dans sa baignoire un brave mouton qui ne lui a rien fait, il porte atteinte à cette modernité qui a bien voulu l’accueillir et offense cette France qui n’a ménagé aucun effort pour en faire un être humain civilisé.

Je reviens donc à la baignoire mais en faisant un petit détour par l’histoire.

A l’époque coloniale, les militaires français ont torturé à tour de bras. En dehors de certains supplices chinois trop subtils pour eux, ils ont eu recours aux moyens les plus abominables pour « travailler » leurs prisonniers. Pourtant, en dehors de la géhenne, il n’y a qu’une seule forme de torture qui est restée gravée dans les mémoires françaises : le supplice de la baignoire ! Procédé fort banal et vieux comme le temps, en vérité, qui consiste tout simplement à plonger la tête du supplicié dans l’eau jusqu’à ce qu’il suffoque. Après, comme il a peur qu’on recommence, il parle. « Pendant la Guerre d'Algérie, nous rappelle Wikipédia, une version de cette technique s'appelait « la baignoire ». Elle était enseignée au Centre d'enseignement à la guerre subversive de Jeanne-d'Arc, dans le Constantinois, dirigée par Marcel Bigeard et inauguré officiellement le 10 mai 1958 en présence du Ministre de la Défense Jacques Chaban-Delmas.» La question de savoir si les soldats français utilisaient réellement une baignoire est encore très controversée. Ce qui m’intéresse est ailleurs : à mon avis, ce qui choque l’opinion publique française, ce n’est pas tant l’usage de la torture que le fait que son instrument ait été justement une baignoire. J’ai cherché « torture au chalumeau » sur Wikipédia, je n’ai rien trouvé. J’ai essayé avec « chalumeau » tout court, en vain. C’est que le chalumeau n’a pas la même valeur symbolique que la baignoire. Comme instrument de torture, c’est très efficace ; comme symbole, c’est nul. Le chalumeau, c’est juste un outil de plombier et les plombiers, c’est mal vu ; trop chers et toujours à réparer les chasses d’eau et autres conduits d’évacuation des eaux usés, pour parler poliment. La baignoire, par contre, comme symbole, « c’est du lourd » !

En effet, la baignoire est l’un des symboles de la République. C’est alors qu’il prenait tranquillement son bain, que Charlotte Corday a tenté d’assassiner la République en poignardant le révolutionnaire Marat. Mais la baignoire est surtout le symbole de la modernité. Urbanité, civilité, hygiène, technique, sacralisation de l’individu, réhabilitation du corps, tout est dans la baignoire individuelle, placée dans un coin de la salle de bain. Désormais, qui n’a pas de baignoire est un plouc. Que dire alors de celui auquel on offre généreusement une baignoire et qui l’utilise comme un abattoir ! Celui-là viole la Loi de la civilisation moderne.

Souvenons-nous. Dans les années 1960, les immigrés vivaient dans des bidonvilles. Au début de la décennie suivante, pour des raisons qu’il n’est pas le lieu ici de développer, les autorités décident de les reloger. Les travailleurs sans famille sont parqués dans des foyers, dotés d’un règlement quasi-militaire et gérés par d’anciens fonctionnaires des colonies ; les familles immigrées, quant à elles, se retrouvent dans des « cités de transit », définies par la circulaire du 19 avril 1972 comme « des habitations affectées au logement provisoire des familles occupantes à titre précaire, dont l’accès à un habitat définitif ne peut être envisagé sans une action socio-éducative destinée à favoriser leur insertion sociale et leur promotion ». Dans le cadre de cette « action socio-éducative », le gérant est chargé de signaler les « mauvais comportements » aux assistants sociaux. Les cités de transit sont ainsi conçus pour permettre aux familles « évoluées » (c’est la formule officielle) l’accession au logement social après une période de formatage et d’adaptation des indigènes aux normes civilisées de vie individuelle et collective. En d’autres termes, les cités de transit sont censées inculquer la modernité aux indigènes. J’ignore si dans ces logements « éducatifs », il y avait aussi des « baignoires de transit », mais assurément l’usage de la baignoire fait partie des attributs de la modernité urbaine auxquels il convenait d’accoutumer les immigrés. Si certains d’entre eux sont restés 20 ans dans les cités de transit, très vite cependant, le programme d’éducation des indigènes par l’habitat s’est trouvé débordé. En raison d’une politique trop généreuse de regroupement familial, les HLM ont été massivement occupés par des centaines de milliers d’immigrés. A peine sortis de leurs brousses, ces derniers ne connaissaient évidemment pas l’usage de la baignoire. Ils s’étaient brutalement retrouvés dans des logements sociaux, sans bénéficier d’un apprentissage à la modernité en cités de transit. Sarkozy n’ayant pas encore été inventé, il n’était venu à personne l’idée de faire subir à tout candidat à l’immigration un stage de formation accélérée à la modernité républicaine comme condition d’obtention de la carte de séjour. Gageons que dans les prochaines lois, cette lacune sera comblée et que l’ANAEM sera chargée d’enseigner à tout nouvel immigré l’usage légitime des différents éléments de la salle de bain.

Sadri Khiari, 19 novembre 08